Je me pose des questions autour de ce point sensible de la reconnaissance, qui me semble malmené par les temps actuels.
L’époque valorise l’individu, on encense des stars, on les fabrique éventuellement pour servir divers intérêts. Mais en dehors de ces quelques individus, il y a tous les autres, ceux qui œuvrent plus discrètement et avec beaucoup moins de moyens.
On demande beaucoup aux artistes. Ils doivent intervenir ici et là, des écoles aux prisons en passant par les maisons de retraites et autres foyers. Tout cela comme si c’était une évidence, que cela fait partie de nos métiers, passage obligé dans nos parcours.
Mais comment faire reconnaître ce travail d’artiste, en tant que tel, nous qui œuvrons ou créons des propositions, sans être centrés sur l’image glorieuse de notre personne ?
Beaucoup d’entre nous œuvrent en toute modestie, non pour s’attribuer le mérite d’actions menées ici et là, mais parce que nous avons la conviction que partager quelque chose de notre travail, rendre sensible cette part d’impalpable et d’indicible qui relève de la nature de notre art est indispensable, nécessaire.
Cela devrait être valorisé, reconnu, accompagné, soutenu. Et pourtant cela reste dans l’ombre, la méconnaissance, l’oubli.
Bien souvent nous sommes instrumentalisés pour servir des intérêts relevant de questions politiques globales ou locales.
Alors nous voilà lancés dans des séries d’actions diverses en direction des publics les plus variés, en échange de quoi nous aurons peut-être la possibilité de présenter une fois, un soir une de nos performances, de nos créations. Bien maigre monnaie d’échange… Et pourtant nous sommes avant tout des créateurs d’œuvres et pour partager quelque chose, il faut bien que nous puissions créer et diffuser pour nourrir nos propositions. Comment rendre sensible à un geste artistique si personne ne peut voir une performance, une œuvre, ce à quoi nous travaillons ?
Je n’ai pas non plus l’impression que nous soyons consultés pour concevoir ces programmes d’actions dans les lieux les plus divers. Par qui sont conçus ces programmes ? Sur quels critères ? Nous fournissons un travail colossal, nous remplissons une fonction que personne d’autre ne peut effectuer. Nous nous y collons avec générosité et nous sommes souvent accompagnés sur le terrain par des gens formidables.
Mais j’ai toujours l’impression que nous sommes le supplément, celui qu’on éliminera en premier, parce qu’il ne répond pas aux besoins de telle politique locale ou nationale. Souvent la plupart des décideurs n’ont pas la moindre idée de ce à quoi correspond notre travail. L’image qu’ils s’en font leur suffit, du moment que cela sert leurs intérêts.
Pourquoi ne pas nous consulter, nous rendre partenaires pour envisager une mise en relation à l’art? Pourquoi ne pas mettre au centre de ces propositions la diffusion des œuvres, que ceux auprès de qui nous intervenons puissent nous croiser aussi à l’endroit d’une finalisation d’un travail, le nôtre et que nous puissions être dans ce partage là, qui est le cœur de notre vie ?
Sans oublier que les créateurs artistiques sont aussi des entrepreneurs. Ils développent une pensée, des compétences managériales. Pourquoi donc ne pas utiliser ces compétences pour concevoir une manière plus représentative de nos métiers pour intervenir et rencontrer les publics ?
Je n’ai pas de réponse immédiate à ces questions qu’on ne me pose d’ailleurs pas.
Je constate tout de même la souffrance que cela peut engendrer de se trouver utilisé, même avec tout le respect possible, en détournant de sa fonction première ce qui fait le cœur de notre métier, qui est aussi un projet de vie, à savoir la création.
Micheline Lelièvre,
chorégraphe et co-présidente de Chorégraphes Associé.e.s