L’intervention de Frédéric Vinot s’est centrée sur une interrogation de l’espace articulée à ses thèmes de recherche : la pratique clinique auprès des sujets dits « SDF » et la question des médiations thérapeutiques par l’art.
Un point commun relie ces deux thèmes, c’est le fait que l’espace est souvent conçu comme un donné à s’approprier : d’une part l’investissement de l’espace public de la rue, par les SDF, est souvent pensé comme un mouvement de privatisation, une « appropriation » (Zeneidi-Henry, 2002) ; d’autre part la mise en place d’ateliers de soin à médiation par l’art convoque aussi régulièrement des enjeux d’appropriation de l’espace (notamment de la part des intervenants qui imaginent devoir « défendre leur cadre » et faire régner leur loi sous forme de règles).
L’espace est donc ici soumis à des logiques de délimitation, de définition, de défense contre l’extérieur et d’appropriation (Vinot & Vives, 2010). Or, ce n’est pas la seule façon de penser l’espace, car habiter n’est pas s’approprier. « Personne n’est chez soi » écrivait Levinas (1972).
Plusieurs exemples plaident en faveur de cette distinction :
1.Dans la mythologie grecque, les travaux de JP Vernant (1963) montrent que les grecs pensent l’espace grâce à deux dieux distincts mais complémentaires :
– Hestia, la Déesse du foyer, représente les lieux délimités, avec une centration du territoire et une délimitation très nette dedans/dehors.
– Hermès, quant à lui est le dieu des seuils et des passages, préside aux rencontres imprévues, échappant aux prédestinations spatiales. Rien ne peut l’enfermer, il déjoue l’idée d’un dedans et d’un dehors. Ici l’appropriation n’est pas suffisante pour penser l’espace : il y a un au-delà, une altération du territoire, au sens de l’alter/Autre : il y a autre chose que l’appropriation.
2. La philosophie, et notamment la phénoménologie allemande, pense deux versants du corps, dans lesquelles on retrouve ces deux dimensions. La langue allemande propose deux mots pour dire le corps: Körper qui renvoie au corps comme capsule délimitée, sac biologique et peau enveloppante, séparant le dedans du dehors ; et Leib qui évoque le corps comme traversant et traversé. Martin Heidegger dans sa conférence de 1964 sur « Art-Sculpture-Espace » évoque très bien cette différence entre Körper et Leib, mettant l’accent sur la dimension de traversée de l’espace que sollicite tout corps (Leib) y compris sans déplacement physique.
3. Enfin, Michel de Certeau développe aussi deux formes de conceptions de l’espace, notamment de l’espace urbain, dans son travail sur l’invention du quotidien et les arts de faire (1980). Une ville est certes pensée et conçue par des experts (urbanistes prônant une approche fonctionnaliste et rationnelle de la ville) et impose toutes sortes de contraintes, pouvoirs et discours qui assignent à chacun un statut, une fonction, une identité. Par contre, chaque individualité peut détourner ses contraintes, « s’inventer avec », c’est-à-dire créer un espace creux au sein des réseaux prédéterminés. Pour de Certeau, il s’agit là d’une pratique de l’espace: moins délimiter et définir que trouer les territoires, les propriétés pour révéler ce que l’espace et les êtres réservent toujours d’inconnu et d’imprévu.
Il n’est pas anodin que M. de Certeau ait compris ces pratiques de l’espace des arts sous le registre des « arts de faire ». En ce sens les chorégraphes, praticiens de l’espace, ne peuvent pas penser leur rapport au territoire uniquement en terme d’appropriation. Il leur faut également, probablement, y forer de l’inconnu, afin que l’espace et le corps se révèlent autre. C’est leur contribution à un monde habitable.
Bibliographie
De Certeau M. (1980), L’invention du quotidien, tome 1, Gallimard/Folio, 1990
Heidegger M. (1964), Remarques sur art-sculpture-espace, Payot & Rivages, 2007
Lévinas E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana ,1972
Vernant J.-P. (1963), Hestia/Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les grecs, L’homme vol. 3
Vinot & Vives, Dimensions psychologiques de l’habiter chez les personnes SDF, DASS/UNS, 2010
Zeneidi-Henry, Les SDF et la ville, Breal/CNRS, 2002