Yves Nacher est directeur du Forum d’Urbanisme et d’Architecture de la Ville de Nice.
La conception de l’espace, dans tous les sens du terme, est le fond de commerce de l’architecte ou de l’urbaniste : à toutes les échelles auxquelles il peut intervenir, du grand dess[e]in urbain à la micro-architecture. Pour autant, la manière dont l’espace prend corps par le fait de le pratiquer n’en est pas moins importante dans l’existence d’un lieu.
Espace et Mouvement
La primauté du visuel est écrasante dans la consommation d’un lieu. Mais la perception d’un environnement fait aussi appel à des sens interconnectés qui conditionnent le regard : à l’espace physique se superposent des espaces sonores, odorants, gustatifs, tactiles – des espaces sensibles – constitués de rencontres, d’impressions fugaces, d’images mentales qui construisent des récits autour de signes.
Comment un espace prend sens à travers le mouvement est d’ailleurs une question qui permet un croisement d’idées sur la ville avec des chorégraphes : avec l’idée de parcours dans un territoire, le mouvement n’est effectivement pas un simple corollaire de la ville mais il lui est au contraire intimement lié.
Roland Barthes souligne la difficulté à se repérer dans Tokyo pour un occidental en l’absence de noms de rues, et la nécessité de faire de l’orientation une question de communication avec autrui : se faire dessiner un itinéraire par un passant à partir de repères identifiables ou se faire guider au téléphone par la personne à qui l’on rend visite. L’expérience visuelle et sensible fait alors de la ville autant une configuration spatiale que sur des cheminements qui la parcourent.
L’artiste conceptuel néerlandais Stanley Brouwn demande à des passants inconnus de lui indiquer comment aller en divers endroits d’Amsterdam en les priant sur l’instant de lui faire un croquis de leur main, en un art vernaculaire de la rencontre et de la cartographie.
Dans les années quatre-vingts, le sociologue suisse Lucius Burckhardt formule même le terme allemand de Promenadologie (ou Spaziergangswissenschaft, science de la promenade) comme perception focalisée et consciente de ce notre environnement.
Deux visions de l’espace se présentent ainsi : l’une (la vue en plan) relève du regard vu de haut, de la vue aérienne, de la vue lointaine ; l’autre (l’itinéraire) relève de la frontalité du regard en mouvement, qui ménage au long des parcours des échappées perspectives, des passages ou des juxtapositions. La vision de l’espace vue de haut (la carte) et celle, frontale, du regard en ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais fonctionnent au contraire en mode complémentaire ou alterné en une congruence psychogéographique du mouvement et de la perception.
Espace et Dess(e)in
Les artistes en mouvement interprètent les lieux plus qu’ils ne les dessinent, comme le ferait l’architecte ou l’urbaniste. Leur pouvoir sur la définition des lieux n’en est cependant pas à négliger en comparaison au pouvoir du dessin, au pouvoir du projet, dans l’existence réelle des lieux.
Un espace ne se dessine pas nécessairement de A à Z. Il se vit, il se déduit, il a parfois une vie propre. La terminologie est révélatrice : pour désigner des sentiers marqués par l’usure créée par des pas récurrents, qui dessinent de fait des itinéraires d’usage là où les gens prennent des raccourcis par rapport à la voirie existante, on parle de lignes de désir. Il est heureux que le désir puisse devenir un médium d’urbanisme.
Espace et Décision (Espace et Politique)
Qu’est-ce qui fait qu’un espace public est public ?
Est-ce sa fréquentation ou son processus de décision ?
Une place, une rue peu fréquentées sont-elles plus publiques qu’un centre commercial, lieu privé mais noir de monde et avec tous les attributs de la vie sociale ?
Comment qualifier ces quartiers de voisins vigilants, où l’espace public au sens du foncier (les rues, les trottoirs) serait en quelque sorte réservé aux résidents qui sont propriétaires des parcelles privées qui le bordent, et dont la relative homogénéité sociale et solidarité dans une défense de leur intégrité leur permet de repérer et de juger de qui est légitime dans l’espace dit public – qui, de fait, ne l’est plus tout-à-fait.
Plus fondamentalement, l’espace public devient de plus en plus un lieu résiduel, interstitiel. Il est très souvent ce qui reste par défaut, par déduction, quand le reste a été aménagé par des initiatives autres que celles de la collectivité. Peu à peu disparaissent alors ou deviennent relatifs deux éléments que l’on pensait acquis dans la ville moderne, à savoir la liberté et la gratuité d’accès garanties par la puissance publique.
La rétraction de l’espace public n’est pas le seul fait des évolutions sociétales ou technologiques, d’une vision plus libérale de la gestion, de l’attribution ou de l’usufruit des territoires. Elle est aussi le fruit de soubresauts de circonstance. Les attentats de novembre 2015 à Paris, tant par les attaques sur des espaces publics que la réponse en termes d’état d’urgence, ont soulevé une dialectique de revendication sociétale de l’espace public comme lieu de partage versus une volonté de cliver la société par des actes de violence.
Et cette synthèse ne se retrouve pas seulement dans des espaces publics sur la toile, mais clairement sur le pavé, sur les places, dans les terrasses, dans une forme de soubresaut, de réactivation du lieu physique partagé.
Bouger dans l’espace pour le faire exister
Aujourd’hui les mobilités et les nouvelles technologies de l’information font émerger de nouvelles géographies existentielles de citoyens nomadisés, aux frontières flottantes et changeantes. Aujourd’hui se développent de nouvelles interactions entre citoyens et lieux, ou bien des soubresauts de l’histoire provoquent parfois des catharsis. Tout cela conduit à réfléchir à une urbanité différente. Au choix, c’est effrayant ou excitant, mais c’est surtout ce qui se passe: il faut continuer à y aller, à bouger dans l’espace pour le faire exister.